dimanche 13 janvier 2019
Né d'aucune femme de Franck Bouysse
Présentation de l'éditeur
" Mon père, on va bientôt vous demander de bénir le corps d’une femme à l’asile.
— Et alors, qu’y-a-t-il d’extraordinaire à cela ? demandai-je.
— Sous sa robe, c’est là que je les ai cachés.
— De quoi parlez-vous ?
— Les cahiers… Ceux de Rose."
Ainsi sortent de l’ombre les cahiers de Rose, ceux dans lesquels elle a raconté son histoire, cherchant à briser le secret dont on voulait couvrir son destin.
Ce que j'en pense
Voici un roman qui fait un terrible effet: il vous fait tourner les pages avec une impatience folle tout en vous faisant redouter de le terminer. Oh! n'allez pas croire que c'est un "page-turner" au sens où l'on entend trop souvent le terme, pour désigner des romans dont l'écriture est inexistante, où seul compte l'argument narratif. Je n'ai rien contre d'ailleurs, mais Né d'aucune femme est d'une autre trempe.
En entrant dans l'histoire de Rose, il faut accepter de ne pas savoir précisément quand elle se déroule ni où elle prend place. Si à mes yeux Franck Bouysse retranscrit scrupuleusement une époque et un lieu (on n'entre pas dans un univers de fantaisie), son objectif n'est pas d'afficher un réalisme quelconque. On perçoit pourtant les odeurs, les gestes de la vie paysanne, par exemple, et c'est d'une grande beauté, d'une grande âpreté aussi. Il faut accepter aussi de ne pas saisir complètement ce qui se passe au début du roman, et c'est très bien ainsi car on se laisse porter par la langue, somptueuse, poétique sans affèterie, saisissante de justesse et pourtant surprenante. Pour ma part, sitôt le roman terminé, j'ai repris la lecture des premières pages, jusqu'au moment où Gabriel vient bénir le corps. Né d'aucune femme est de ces textes qui ne livrent pas tout d'emblée (ni jamais, sans doute).
J'ai retrouvé ici certains des motifs qui tissent l'oeuvre de Franck Bouysse : la filiation, le secret, les origines, la culpabilité, mais aucune énumération ne rendra compte de l'émotion qui se dégage par la grâce de l'écriture. L'auteur a depuis ses débuts cette faculté à rendre compte, par petites touches, de ce que ressentent les êtres, de moments de grâce pure ou de douleur, et Né d'aucune femme en contient, de ces scènes qui vous tordent le coeur et vous laissent bouleversé. Outre que Franck Bouysse sait capter les sensations, l'émotion, il fait exister des personnages d'une force incroyable. Rose est la figure majeure du roman, un concentré de volonté, un roseau qui plie mais ne rompt jamais, quoi qu'elle endure. Jusqu'au bout, elle garde des secrets, pour nous lecteurs, jusqu'au bout elle nous surprend. A côté d'elle, existent d'autres êtres communs et pourtant extraordinaires, de sa mère (stupéfiante) à Edmond, en passant par Génie ou la Compteuse, et même le docteur. Le roman est polyphonique et bouscule aussi la chronologie: Franck Bouysse déploie un talent remarquable pour doter chacun des personnages d'une silhouette et surtout d'une voix, avec son timbre, son rythme, les signes d'une éducation (ou non). Les personnages parlent peu, les dialogues sont intégrés au récit (à nous de comprendre quand il y a une question, par exemple), et chaque parole porte juste. Et pour ce qui est de la chronologie, elle est une des clés du roman, l'auteur pariant sur l'intelligence de son lecteur plutôt que de lui mettre les points sur les i en explicitant tout. Jamais il ne nous égare, il joue avec nous, nous promène, dans le bon sens du terme.
Je pourrais parler du roman pendant des pages et des pages, je crois, et je ne veux pas vous assommer. Je pense à ce travail sur ceux qui s'expriment (Rose et ses cahiers), ceux qui ne peuvent parler (Charles), à la réflexion sur la folie ou sur le mal que le roman fait naître, à la force des personnages féminins (les roseaux) face à la faiblesse des hommes (pas tous, mais presque).
Décidément, 2019 démarre très fort, Né d'aucune femme me laisse dans un état second, enchantée, littéralement.
Franck Bouysse, Né d'aucune femme, La Manufacture de livres, 2019. Disponible en numérique.
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2 commentaires:
ton billet est une nouvelle fois un vrai bijou ! Je n'ai lu aucun livre de Bouysse (j'ai l'un d'eux, le titre m'échappe, mais il date..) mais je sais que celui-ci est déjà encensé. Moi, je suis ravie de te retrouver en 2019 !
Merci ! j'avais beaucoup aimé Grossir le ciel, qui avait été un choc pour moi, et celui-ci en a été un autre. Merci de tes encouragements, j'ai beaucoup de mal à dégager du temps ces derniers mois pour le blog et cela me désole...
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