mardi 20 août 2024

Une trajectoire exemplaire de Nagui Zinet



Présentation éditeur
N. est un minable ; ce sont des choses qui arrivent. Il menait jusque-là une vie sans objet, entre son studio et le bistrot, sans amis, sans une thune, sans ambition, rien à part ses livres et la boisson pour habiller le néant. Dans le fond, N. n’était pas si malheureux. Il avait la chance de ne pas bosser et tout le loisir d’attendre, comme le premier con venu, la rencontre amoureuse qui le sauverait.
Et, justement, la rencontre amoureuse a eu lieu, apportant à N. l’espoir d’en finir avec la solitude. Mais le bonheur est rarement du côté des pauvres types. Il suffit d’un mensonge, d’un moment de panique et c’est l’engrenage, celui de la violence et de la folie.

Ce que j'en pense
Alors que les premiers avis, les premières impressions, fleurissaient sur les comptes d'amis et de connaissances, j'ai senti que ce premier roman de Nagui Zinet pouvait me plaire.
Une trajectoire exemplaire se lit d'une traite, et je l'ai refermé en ayant ce sentiment réjouissant d'avoir assisté à la naissance d'un écrivain. C'est très pompeux, dit comme ça, mais il est certain que Nagui Zinet a une voix, une petite musique bien à lui, et à trente ans, ma foi, c'est tout de même quelque chose. 
Il y a quelque chose de paradoxal dans ce roman : il est à la fois savamment composé, avec une trajectoire de perdant à la fois savoureuse et tragique, et régi par une logique du fragment. Certes, on me dira que l'auteur a du mal à se déprendre de sa façon de rédiger les posts Instagram (@nestormaigret). Possible. Ou bien il fait ce choix d'une poétique du fragment. M'est avis que Nagui Zinet sait très bien ce qu'il fait. 
Le prologue, qui empoigne le lecteur avec un "vous" étonnant, donne le ton - et les références - du roman. Il est lui-même fragmenté en une suite de paragraphes assez bref, de notations percutantes. Le chapitre suivant est bref, plus classique dans sa narration (temps du récit, 3è personne), mais c'est un leurre aussi, car aussitôt commence le journal de N., tout en rupture avec son présent de narration et sa 2ème personne. 
Autre paradoxe : la 2è personne crée de la distance et le roman nous plonge pourtant au plus intime. N. est spectateur, du monde et de sa propre vie. Le récit se lit à la lueur des grands patronages littéraires et des chansons françaises qui émaillent le roman. C'est tout à la fois émouvant et ironique. 
Nagui Zinet a un sacré talent pour saisir des petites choses, petites mais qui signifient parfois beaucoup (et parfois rien, d'ailleurs). Il a le "sens de la formule". 
Ils sont à bien des égards éloignés mais j'ai parfois pensé à Andrea Pinketts, qui aimait tant lui aussi les perdants. 
Il est certain en tout cas que Nagui Zinet devrait se faire une place dans la littérature française. Il a ce que bien d'autres n'ont pas : une vision des choses et un style. Ne passez pas à côté. 

Nagui Zinet, Une trajectoire exemplaire, Joëlle Losfeld, 2024.

lundi 12 août 2024

Nul ennemi comme un frere de Frédéric Paulin



Présentation éditeur

Beyrouth, 13 avril 1975. Des membres du FPLP ouvrent le feu sur une église dans le quartier chrétien d’Ain el-Remmaneh. Quelques minutes plus tard, un bus palestinien subit les représailles sanglantes des phalangistes de Gemayel, inaugurant un déferlement de violence sans commune mesure qui dépassera bientôt les frontières du Liban et du Proche-Orient.
Michel Nada part alors pour la France, où il espère rallier la droite française à la cause chrétienne. Édouard et Charles, ses frères, choisissent la voie du sang. Dans la banlieue sud de Beyrouth, Abdul Rasool al-Amine et le Mouvement des déshérités se préparent au pire pour enfin faire entendre la voix de la minorité chiite.
À l’ambassade de France, le diplomate Philippe Kellermann va, comme son pays, se retrouver pris au piège d’une situation qui échappe à tout contrôle.
Mais comment empêcher une escalade des tensions dans un pays où la guerre semble être devenue le seul moyen de communication ? La France de Giscard et de Mitterrand en a-t-elle encore seulement le pouvoir, alors qu’elle se voit menacer au sein même de son territoire ?
Première partie du projet le plus ambitieux de Frédéric Paulin à ce jour, Nul ennemi comme un frèreretrace les premières années de la guerre du Liban.

Ce que j'en pense

C'est peu dire que je l'attendais, ce nouveau roman de Frédéric Paulin. Nul ennemi comme un frère inaugure une nouvelle somme romanesque et embrasse à travers l'histoire du Liban entre 1975 et 1983 des bouleversements géopolitiques qui traversent encore notre monde. 

Une première raison de lire ce roman est qu'il rend intelligible, compréhensible des évènements d'une inouïe complexité, imbriqués de Washington à Beyrouth en passant par Paris et j'en passe. On sait depuis la trilogie Benlazar la virtuosité de Frédéric Paulin, dont je ne doute pas qu'il ait fait un travail préalable de documentation phénoménal: il confirme ici sa capacité à s'emparer de la complexité des interactions, des connexions, de tout ce qui fait qu'on ne peut parler du monde en trois formules et une punchline. Alors que le Liban ne quitte pas l'actualité (dès lors qu'on s'intéresse à autre chose qu'aux JO), Nul ennemi comme un frère fait un retour sur une période-clé, dont il ne nous reste parfois que des mots épars, des évènements dont on ne cerne plus les tenants et les aboutissants. N'allez pas croire que Frédéric Paulin fait son malin, ou que Nul ennemi comme un frère égare ou écrase son lecteur. Non, la maîtrise de l'auteur est telle qu'il peut se consacrer à la fiction, au romanesque, à ses personnages, et il nous tire vers le haut. En un mot comme en cent, on se sent un peu moins con en terminant le roman. 

Une deuxième raison de lire ce roman, la principale (car sinon on lirait des essais historiques et puis c'est marre), c'est que c'est un roman extraordinaire, d'une puissance narrative folle. Oui c'est un roman dense, oui le début en désorientera certains car il y a beaucoup de personnages, oui certains auront besoin d'apprivoiser les sigles, les mouvances diverses. Mais accrochez-vous, que diable, car vous serez très vite récompensés. Pour ma part, je n'ai vu à aucun moment dans cette densité un obstacle, et j'avais beaucoup de mal à lâcher le roman. Ben oui, j'ai trouve que c'était un vrai page-turner, comme on dit. Frédéric Paulin donne une épaisseur à ses personnages, et l'on se prend à se passionner pour les dessous de la politique française, pour les combats, coups de force et manoeuvres des uns et des autres au Liban. Il a cette capacité à incarner les forces en présence, à leur donner corps et âme. Jamais le roman n'est encombré par des explications, par un didactisme de mauvais aloi, et même, le roman avance sans faire mention des dates, ou incidemment. Il parie sur l'intelligence des lecteurs à saisir les situations sans lui marteler les faits et la chronologie. Le rythme et la fluidité de ce beau volume de 457 pages sont éblouissants. 

Enfin, synthèse des deux raisons évoquées, Nul ennemi comme un frère est un roman indispensable en cette fin d'été parce qu'il est un roman tragique à l'écriture magnifique. Jamais de pathos, jamais de lourdeur, une multiplicité de points de vue qui ne se bornent pas à tisser la complexité du réel (ce qui serait déjà suffisant) mais qui font miroiter les facettes de la tragédie pure vécue par ces hommes et ces femmes, frères hier et ennemis aujourd'hui, fracassés par tant de douleur. La force de la littérature est là, dans cette capacité à transcender le chaos, à dire une vision qui rend leur humanité à ceux qui sont, depuis des décennies, des silhouettes ou des forces politiques dans les journaux télévisés. 

Immense romancier que Frédéric Paulin, servi par le travail éditorial des éditions Agullo, qui donnent à Nul ennemi comme un frère un écrin digne de lui. 


Frédéric Paulin, Nul ennemi comme un frère, Agullo (Agullo Noir), 2024.