Présentation éditeur
Bouleversée par le témoignage d’une prostituée nigériane, la journaliste Serena Monnier se rend à Lagos pour enquêter. Guidée par les militantes de Free Queens, une ONG qui lutte pour le droit des femmes, Serena découvre vite l’ampleur effarante des réseaux criminels qui prospèrent grâce à la prostitution. Pire, que des multinationales en font, au vu et au su de tous, une arme commerciale particulièrement efficace.
Ce que j'en pense
Il y a chez Marin Ledun une capacité incroyable à tisser une oeuvre cohérente et à se renouveler de livre en livre qui laisse admiratif. Free Queens offre un écho à Leur âme au diable, dans cette façon d'explorer les dessous dégueulasses d'une industrie précise, cette fois la bière. Le roman emmène le lecteur au Nigéria, à partir de deux faits apparemment sans rapport : la trajectoire de Jasmine du Nigéria à la France, qui va attirer l'attention d'une journaliste française, pigiste pour Le Monde et The Guardian ; la mort de deux jeunes femmes et la découverte de leurs corps sur une aire d'autoroute au Nigéria par un ex-flic qui va s'attacher à leur redonner une identité et à comprendre leur histoire.
La première chose qui frappe dans ce roman, c'est sa construction et son rythme. Le récit met en place plusieurs fils dont on sait qu'ils vont se nouer, mais pour cela, le roman prend son temps, avec un effet de lent crescendo. Ceux qui vont acheter Free Queens sur la foi du mot thriller imprimé sur le bandeau seront déconcertés. Marin Ledun donne les clés de compréhension, dans une écriture quasi-journalistique, d'investigation. Cela prend du temps car le réel est complexe, et c'est passionnant. Il déploie quatre points de vue : celui de Peter Dirksen, pas loin de 40 ans, responsable pour le Nigéria du développement commercial de la bière néerlandaise First ; celui d'Oni Goje, ex-policier qui a quitté ses fonctions précédentes pour rejoindre une plus paisible (croit-il) brigade routière, flic intègre et désabusé, qui va s'attacher à comprendre ce qui est arrivé aux deux jeunes femmes dont il découvre les corps au début du roman ; Ira Gowon, membre du SARS (Special Anti Robbery Squad), bras armé de tout ce que le pays compte d'ordures patentées, mais superbe personnage ; Serena Monnier, la journaliste française. A côté d'eux, des personnages nombreux, Free Queens, politiciens, policiers, garde du corps, et bien sûr, une armée de jeunes femmes exploitées par First. Comme toujours, Marin Ledun est virtuose dans cette construction : pas un temps mort, pas de "cheville" ratée, pas d'approximation. Lentement mais sûrement, les points de vue et donc les trajectoires vont entrer en collision.
A travers le déploiement d'une stratégie commerciale visant à imposer un produit à tout un pays, la bière, Marin Ledun saisit ensemble des enjeux sociaux, économiques et politiques d'une manière époustouflante, tout comme il imbrique avec virtuosité réel et fiction. Comme l'industrie du tabac dans Leur âme au diable, il montre - à partir du cas d'une marque de bière bien connue, que le lecteur averti reconnaîtra sans peine - une industrie aux méthodes profondément mafieuses et criminelles, dont la stratégie repose sur l'exploitation des femmes et des pauvres et sur la corruption politique, sur la violence la plus abjecte.
Le roman marque bien les lignes de partage et de fracture : s'il condamne sans l'ombre d'une ambiguïté les plus puissants et ceux qui tirent les ficelles - rien à sauver chez Dirksen -, il refuse le manichéisme, et Ira Gowon est à ce titre intéressant. Nulle rédemption cependant. Le talent de Marin Ledun, c'est aussi d'éviter tous les pièges, toutes les facilités, et la dernière page, que dis-je, la dernière phrase du roman le montre avec brio.
Condensé de noirceur, Free Queens embrasse les sujets les plus contemporains, mêle fiction et réalité pour leur donner une force inédite et un sens nouveau. Filières de migrants vers l'Europe, exploitation des femmes, asservissement des pauvres, capitalisme mafieux, corruption politique, féminisme, violences policières, problématiques sanitaires et liens avec la violence d'Etat, tout est là, sans pesanteur et sans jamais égarer le lecteur. C'est la force du roman noir et de la littérature : donner du sens et de la cohérence à ce qui nous bombarde sans cesse et nous désoriente. Sans nous dire quoi penser, Free Queens dissipe un peu les ténèbres, donne des armes pour saisir un réel étourdissant de complexité et de violence.
Marin Ledun, Free Queens, Gallimard, Série Noire, 2023.
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