jeudi 19 septembre 2024

Les Enchanteurs de James Ellroy



Présentation éditeur

Los Angeles, 4 août 1962. La ville est en proie à la canicule, Marilyn Monroe vient de succomber à une overdose dans sa villa, et Gwen Perloff, une actrice de série B, est kidnappée dans d’étranges circonstances. Cela suffit à plonger le LAPD dans l’effervescence. Le Chef Bill Parker fait appel à une éminence grise d’Hollywood, l’électron libre Freddy Otash, qui va mener une enquête aux multiples ramifications et rebondissements.

Ce que j'en pense

Je le confesse, j'avais un peu laissé tomber Ellroy ces dernières années, me contentant de relire Le Dahlia noir. Après avoir lu Panique générale, j'ai attaqué Les Enchanteurs cet été (merci Rivages Noir), et je m'amuse de certaines réactions hostiles, parfois un peu snobinardes. Est-ce que James Ellroy se répète? D'abord, il me semble (mais je ne suis pas une experte en Ellroy) que son écriture a beaucoup évolué au fil des années. Pas de gras, pas d'effets de manche, un staccato qui donne l'impression de l'entendre, Freddy, ou peut-être Ellroy lui-même, qui sait? Ensuite, pardon, mais ça veut dire quoi, se répéter? Modiano, à ce compte, se répète, et croyez-moi, ça me convient parfaitement. James Ellroy a une vision du monde, de l'humain, de la société et de l'Histoire, qu'il déploie de roman en roman avec une maîtrise remarquable. 

Dans Les Enchanteurs, alors même qu'il reprend le personnage de Freddy Otash qui était au centre de Panique générale, il fait une oeuvre très différente. Après s'être amusé à reproduire le style racoleur de la presse à scandale, dans un roman noir irrévérencieux, à l'humour noir à souhait, il livre avec Les Enchanteurs un roman très chandlerien, un brin mélancolique, terrible et tragique. 

Oh n'ayez crainte : vous y retrouverez la peinture d'une Amérique qui n'a rien d'innocent, et nul besoin d'attendre la mort de JFK pour que le pays se réveille avec une gueule de bois. C'est une constante dans l'oeuvre d'Ellroy : l'Amérique - comprenez, les USA - est pourrie jusqu'à l'os, et le récent Perfidia montrait sans complaisance la violence raciste à l'égard des Japonais (et de l'ensemble des Asiatiques) au moment de Pearl Harbor. 

Pour autant, Ellroy ne fait pas oeuvre documentaire : à partir de personnes réelles et d'évènements authentiques, il s'envole, il fait son travail de romancier, animé d'une vision bien plus puissante que la non-fiction pour la transcrire. Ah il ne fait pas dans la dentelle ! JFK est un "one minute man" un peu consternant, son frère a quelque chose de profondément inquiétant : il prend la légende à rebours, si vous me passez l'expression, loin des images d'Epinal. Bobby est un homme de l'ombre, glaçant et rigide. Et que dire de Marilyn Monroe, petite arriviste sans substance...

Construit au cordeau, ne se prenant jamais les pieds dans le tapis, Ellroy tisse un récit virtuose, qui a un côté page-turner (et ce n'est pas une insulte). Certes, ce n'est pas un roman facile : il exige un lecteur attentif, mais une fois immergé, on est embarqué et il est bien difficile de quitter cet univers. 

Enfin, j'ai été touchée par la mélancolie du roman. Les moments volés à Pat Kennedy (dans la famille K, je demande la soeur), les soirées sur la balancelle avec Gwen, sont d'une grande beauté. Il me semble que dans une certaine mesure, Les Enchanteurs est une forme de récit de rédemption, celle de Freddy, personnage de pourriture magnifique, jamais dupe, sacré enquêteur, marqué par ses rencontres - et ses amours - avec des femmes qui valent bien mieux que lui. 

James Ellroy, Les Enchanteurs (The Enchanters), Rivages Noir, 2024. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Sophie Aslanides et Séverine Weiss. 



Coliseum de Thomas Bronnec



Présentation éditeur

Dans un pays frappé par une crise démocratique aiguë, le camp de la majorité a choisi de désigner son candidat à l’élection présidentielle lors d’une émission de téléréalité. Nathan Calendreau, ex-ministre des Finances, veut en profiter pour tenter un come-back, alors que le pays est touché par une vague d’assassinats : à chaque féminicide, un groupuscule tue un homme au hasard en représailles.
À l’heure d’entrer dans la fosse aux lions télévisuelle, Calendreau reçoit une lettre de menaces : s’il ne veut pas qu’un drame survienne, il doit renoncer à sa participation. Il décide d’ignorer cet avertissement et plonge dans un loft rempli de zones d’ombre et de manigances.
Quatre politiciens prêts à tout, une productrice aux dents longues, des féministes radicales… Bienvenue dans Coliseum !

Ce que j'en pense

Thomas Bronnec est à mes yeux l'un des auteurs les plus intéressants, et j'attends toujours avec impatience ses romans. Avec Coliseum, il poursuit son exploration du pouvoir et de la politique sur le mode de la légère, très légère anticipation, et cette fois, il s'empare des liens entre médias et démocratie, entre médias et pouvoir, sur fond de crise démocratique, et c'est glaçant. J'ai lu ce roman noir durant l'été, ayant eu la chance de recevoir les épreuves non corrigées. Et dans le contexte de la dissolution et des élections législatives, dans le contexte du grand Barnum des J.O., je vous assure que c'était une lecture effroyable : on y va tout droit, et oui, je ne serais pas étonnée qu'on choisisse un jour un candidat grâce à un spectacle de télé-réalité, ou qu'on vote, pourquoi pas, pas QR Code. Thomas Bronnec nous offre le spectacle ô combien réaliste d'une classe politique d'une vulgarité sans nom, indécente et indigne. 

Ce roman de politique-fiction n'oublie pas la transgression criminelle : des hommes sont tués, semble-t-il en représailles de féminicides. Oeil pour oeil... L'un des candidats à la candidature est sommé de se retirer de la course s'il ne veut pas qu'un nouveau meurtre soit commis. Mais l'ancien ministre ignore l'avertissement. 

Mais n'oublions pas que Thomas Bronnec est avant tout un romancier, et un romancier de grand talent. Coliseum va vite, secoue, dépourvu de fioritures. On grince des dents, on frémit, c'est aussi une redoutable machine narrative. Jamais l'écriture n'est caricaturale, jamais la charge n'oublie la nuance. Il est très difficile de lâcher le roman une fois qu'on l'a commencé, le rythme est soutenu sans être frénétique (et donc agaçant). 


Thomas Bronnec, Coliseum, Gallimard, Série Noire, 2024.


dimanche 1 septembre 2024

Mater Dolorosa de Jurica PAVICIC



Présentation éditeur

Automne 2022. Après la saison touristique, Split se dirige lentement vers l’hibernation d’après-saison. Ines est une jeune femme qui travaille à la réception d’un hôtel. Sa mère, Katja, est femme de ménage et s’occupe de la maison, d’Ines et de son jeune frère.
Zvone est un policier prometteur qui reçoit un appel du travail. Un corps a été retrouvé dans une usine désaffectée à proximité de la ville. Il s’agit du corps d’une jeune fille de 17 ans, Viktorija, fille d’un éminent médecin.
Le meurtre de la jeune fille bouleversera à jamais le destin des trois personnages principaux….
Que sommes-nous prêts à sacrifier pour protéger ceux que nous aimons, et quelles en seront les conséquences inévitables ?

Ce que j'en pense

Il y a d'abord, avant toute lecture, la beauté du livre. C'est peut-être un détail pour de nombreux lecteurs, mais pas pour moi. La couverture et ses rabats, concoctés par Cyril Favory, sont d'une beauté renversante, et il y a suffisamment de livres moches pour que je me permette de commencer par là. 

Il y a ensuite et surtout le roman tout à la fois incandescent et effroyable de Jurica Pavičić, qui parvient avec Mater Dolorosa à entremêler tragédie intime, familiale, et peinture sociale. Katja incarne cette figure de douleur, reléguée au sein de sa famille ou plutôt de celle de son époux défunt, menant comme elle le peut son foyer, alors même que ses deux enfants sont adultes. Elle est reléguée socialement, n'aspirant qu'à un emploi de femme de ménage un peu moins éprouvant dans les horaires (les ambitions des pauvres sont terribles de modestie). Elle a du mal à s'adapter aux changements qui secouent son univers, régie par des valeurs morales héritées de la religion qui comme le reste, est désormais soumise aux lois de l'argent, de l'intérêt bien senti. Morale chrétienne + règne de l'argent : Katja comme Ines en font les frais.

Mais il est un domaine où elle refuse de transiger : son rôle de mère, une mère qui a dû subvenir aux besoins de ses enfants à la mort de son mari, une mère qui a sacrifié tout avenir personnel à son foyer, une mère qui continue de loger, nourrir et blanchir ses enfants, quand elle rentre éreintée de ses heures de ménage. Alors quand la menace survient, elle fait ce qui s'impose à ses yeux, mère-louve qui referme par son geste même la boucle de la tragédie, d'une autre manière. 

Le roman s'ouvre sur une scène que l'on pourrait d'abord saisir comme un leurre : on croit s'embarquer dans une direction, et pas du tout. Mais c'est une scène fondatrice, la scène qui pourrait bien avoir déterminé le rôle de chacun dans la famille de Katja, et en tout cas les rôles respectifs d'Ines et de Mario.

L'air de rien, Jurica Pavičić nous parle de la Croatie d'aujourd'hui, d'un Split livré au tourisme, à l'argent, avec son centre-ville d'opérette déserté en dehors de la saison, quand la vie, elle, est ailleurs, dans ces quartiers gris, vestiges de l'époque socialiste. Il nous parle de cette jeunesse parfois forcée à s'exiler pour travailler, et des Croates qui ont connu la guerre, et avant elle l'usine et ses vapeurs mortifères. 

Le regard de l'auteur est tout en nuances : nulle nostalgie de l'époque socialiste, nulle idéalisation du mirage libéral. Et surtout, il est au plus près des personnages, de leur fatigue, de leur vie dans ce qu'elle a de banal, de beau, de triste. Tous sont liés malgré eux à leur sang, tous s'interrogent sur ce qui aurait pu être. Katja est une mère digne des tragédies antiques dans son entêtement à protéger la chair de sa chair, émouvante dans les scènes familiales, à Split ou chez les grand-parents. Ines et Mario s'opposent en tous points, mais ils ont leur enfance en commun. J'avoue une tendresse particulière pour Zvone, jeune policier blond, sorte d'archange porteur malgré lui d'une vérité et d'une lucidité que personne ne veut prendre en compte, et qui m'a touchée dans son rapport à son propre père (lui aussi vestige d'un passé encombrant). Les scènes à l'appartement, la scène de pêche, la scène de commémoration m'ont bouleversée. 

C'est aussi à cela qu'on reconnaît Jurica Pavičić : à cette émotion puissante qui se dégage de ses livres, à cette mélancolie douloureuse, à ces scènes suspendues. 

Il n'est pas possible de sortir indemne de ce roman. Agullo, éditeur de merveilles...

Jurica Pavičić, Mater Dolorosa (Mater Dolorosa), Agullo, Agullo noir, 2024. Traduit du croate par Olivier Lannuzel. Sortie le 5 septembre 2024.