jeudi 30 mai 2024

De neige et de vent de Sébastien Vidal




Présentation éditeur

À la frontière des Alpes italiennes et françaises, le village de Tordinona est l’isolement incarné. Voyant la tempête qui se prépare là-haut, la patrouille de gendarmerie composée de Marcus et Nadia s’apprête à redescendre dans la vallée quand le garde champêtre découvre le corps de la fille du maire. Dès le lendemain, alors que le seul pont reliant Tordinona au reste du monde a été détruit par une avalanche, le maire et une partie des habitants s’en prennent à un voyageur de passage qu’ils soupçonnent d’être l’assassin. Attachés à leur devoir, Nadia et Marcus s’opposent à leur haine et à leur désir de se faire justice ; dès lors ils s’apprêtent à lutter contre eux. Dans ce huis clos enserré par la violence des éléments, la tension ne cesse de monter, et avec elle, une question qui traverse les âges : que reste-t-il de notre humanité quand il n’y a (presque) plus personne pour faire respecter la loi ?

Ce que j'en pense

Alors c'est bien simple, j'ai lu ce roman en une journée : je l'ai commencé à la pause café du déjeuner, et je l'ai terminé le soir. Sébastien Vidal parvient à allier une écriture poétique, qui capte la violente beauté d'une nature déchaînée, et une tension narrative rapidement installée, qui vous fait tourner les pages avec avidité. La référence qui s'impose est Délivrance, roman de James Dickey adapté par John Boorman en 1972. Mais j'ai également pensé au film de Tarantino, Les Huit Salopards (2015), pour le mélange entre western et épouvante sur fond de tempête de neige. 

Sébastien Vidal a un talent fou pour évoquer la nature et sa furie. Il fait ressentir le déchaînement de la neige et du vent, donne à voir les flocons dans leur variété, les hurlements du vent. Et pour qui a déjà fait l'expérience terrifiante d'une tempête, sa façon d'évoquer le craquement d'un arbre qui cède sous les assauts des éléments déchaînés rappelle de cruels souvenirs. 

Pour le reste, il pose une sorte d'hypothèse : prenez une petite communauté naturellement isolée, dans la montagne, dans une zone blanche, introduisez des circonstances exceptionnelles (la tempête et un meurtre), amenez un élément extérieur (un voyageur de passage), secouez tout ça. Les esprits chagrins, ou idéalistes, diront : "rhôô, meuh non, c'est pas réaliste". D'abord, ce n'est pas le problème, le questionnement de Sébastien Vidal est ailleurs. Ensuite, ne sous-estimons pas l'effet de meute qui ramène très vite à l'animalité, aggravée peut-être par les raisons que l'on se donne pour laisser déferler la violence. 

Ainsi, Sébastien Vidal teste les limites de ses villageois dont on sait d'emblée qu'ils sont étroits d'esprit (leur accueil des "hippies" de la ferme pose bien l'ambiance) et racistes. L'isolement procure un sentiment d'impunité, l'effet de meute décuple d'emblée la violence pulsionnelle. Alors qu'en ouvrant le roman, on pense lire un récit d'enquête, on bascule dans l'épouvante. 

L'auteur n'est pas manichéen : il excelle à montrer les douleurs intimes, celle du père, ce tout-puissant maire et notable qui donne du travail à la communauté, celle du gendarme, qui n'en finit d'expier une "faute" qui elle aussi, résulte de son animalité et de l'instinct de survie. Parce que la douleur est immense, la raison ne tient plus, et toutes les digues cèdent, semant cadavres et destruction. La peur est mauvaise conseillère : il faudrait le rappeler aux puissants de ce monde, ne jouez pas aux apprentis sorciers en agitant (et en créant) des peurs dont vous ignorez ou feignez d'ignorer les conséquences terribles. Ici, la haine se nourrit de la peur de l'Autre, celui qui n'est pas né au pays, celui qui vient d'ailleurs. S'il est un peu basané, c'est évidemment pire. 

Les personnages sont somptueux : le trio retranché, bien sûr, mais aussi le maire, dans sa folie et sa douleur, le garde-champêtre, et deux personnages dont je ne dirai rien ici, mais qui ont la mémoire des folies destructrices, des meutes meurtrières, hantés par leurs propres fantômes. 

En somme, De neige et de vent joue avec des conventions génériques mêlées (noir, western, épouvante) mais sans donner dans le vain exercice de style. Avant tout, De neige et de vent est un superbe roman noir, tragique et social, qui à partir d'un moment hors-normes, d'un instant de pur excès, questionne sur la banalité du mal. 

Sébastien Vidal, De neige et de vent, Le Mot et le Reste, 2024.

lundi 27 mai 2024

Ménage à quatre de Manuel Vázquez Montalbán



Présentation éditeur

Le corps de la belle Carlota est retrouvé flottant dans un étang. L’autopsie révèle qu’elle était enceinte, à l’insu de son mari. Le quatuor de bourgeois blasés formé par les couples Carlota-Luis et Pepa-Modolell se brise d’un seul coup. Modolell, puis Luis, sont accusés du crime. Et si c’était plutôt l’amant mystérieux qui avait fait le coup ? Une brève histoire cruelle d’un grand maître de la satire sociale et du suspense policier.

Ce que j'en pense

J'avais besoin d'un petit intermède dans la lecture absorbante, dense et éprouvante d'Ellroy. Et les éditions Points m'avaient fait parvenir ce court roman de Manuel Vázquez Montalbán, Ménage à quatre, une réédition bienvenue. Et vous savez, quand je dis intermède, je ne veux pas dire que j'ai besoin de légèreté, de manque d'épaisseur ou je ne sais quoi. Parce que cet opus est bref mais intense, malin et assez diabolique. A certains égards, l'auteur propose une histoire qui pourrait être celle d'un roman à suspense, sauf que Montalbán se fiche pas mal du "mystère". Ceux qui s'offusqueraient que le lecteur devine dès le début se sont à mon avis trompés de lecture... ce n'est pas la question. 

Non, l'auteur livre une cruelle histoire dans laquelle les libertés amoureuses se heurtent au carcan du couple, de la conjugalité, où personne n'est ce qu'il paraît être. Et on aurait tort de penser que Montalbán est loin du roman noir : le franquisme en ombre portée ne se laisse pas oublier. 

L'ensemble est d'une ironie grinçante, et absolument tragique. 


Manuel Vázquez Montalbán, Ménage à quatre (Cuarteto, 1987), Points Policier, 2024 (édition française : 1990). Traduit de l'espagnol par Rauda Lamis.

lundi 20 mai 2024

Oublie que je t'ai tuée de Kenan Görgün



Présentation éditeur

Le soir de la Saint-Valentin dans un quartier huppé de New York.
Stan attend sa femme Susannah pour un dîner aux chandelles. S’agit-il de lui faire plaisir, de raviver la flamme dans leur couple ? Non : le projet est de la tuer. Stanley, écrivain raté, fera-t-il meilleure carrière dans le crime ?

À travers cette comédie noire, Kenan Görgün fait le portrait d’un homme prisonnier d’un complexe d’infériorité, face à une femme qui a réussi. Oublie que je t’ai tuée est un « polamour » fleur bleue électrique.

Ce que j'en pense

Vous vous souvenez du Second disciple, cet excellent roman noir de Kenan Görgün? Eh bien avec Oublie que je t'ai tuée, l'auteur se livre à un autre type d'exercice et il se montre tout aussi brillant. Ce n'est pas un hasard si l'intrigue se déroule à New-York, et ce n'est pas une coquetterie. Kenan Görgün embrasse une forme de comédie noire qui fut très pratiquée par les Américains, en littérature comme au cinéma. Stan et Rosannah aurait bien aimé vivre dans une comédie romantique, mais tout comme Giedre fait remarquer dans une chason "qu'on n'est pas dans une chanson de Grégoire", eh bien Kenan Görgün rappelle à son personnage qu'il ne vit pas dans une comédie romantique avec Meg Ryan et Tom Hanks. Il brosse des portraits au doux vitriol, avec un humour qui rappelle les riches heures de l'humour new-yorkais. Il rend hommage au cinéma, mais aussi à la musique, pop, rock, chaque chapitre étant un "track", un morceau dont les paroles douces-amères renvoient aux errements du personnage. Il rend hommage au New York de Paul Auster...


Quand j'ai commencé le roman, j'ai pensé à Boileau-Narcejac, mais aussi et surtout à Jean Delion, c'est-à-dire Jean Laborde (alias Raf Vallet) qui publiait sous ce pseudo des comédies noires et acérées, qui ont bien vieilli (j'ai en particulier pensé à Quand me tues-tu?). Car les personnages de Boileau-Narcejac sont très loin de ceux Kenan Görgün. Stan, son "héros", est un type ordinaire qui pleure sur son sort. Je ne crois pas pour autant qu'il ait voulu en faire un personnage détestable. Non, c'est plutôt un homme pris dans ses contradictions, une sorte de Monsieur Bovary. De même, les femmes du roman ne sont pas des femelles dangereuses pour les hommes qu'elles dominent. Kenan Görgün met Stan aux prises avec des femmes qui n'ont rien des garces ou des folles manipulatrices de Boileau-Narcejac : les temps ont changé, et Stan se sent remis en cause dans ses rêves, dans ses aspirations, par la réussite flamboyante de sa femme. Mais il n'est pas victime, il est juste à côté de la plaque. Pauvre petit bonhomme un brin castré (et je ne me moque pas), il comprend toujours tout trop tard, avec Susannah, avec "Strawberry Queen", et tout lui échappe. Pour autant, il n'est pas un personnage ridicule, et c'est toute la force de Kenan Görgün : là où les comédies noires et les romans à suspense se faisaient l'écho angoissé ou purement moqueur des changements de société,
Oublie que je t'ai tuée saisit la complexité des sentiments amoureux, la difficulté de la performance qu'est devenu l'épanouissement dans le couple, la parade des vanités sociales. Stan n'est pas ridicule, il est déboussolé.

Kenan Görgün réussit brillamment l'exercice d'une comédie noire qui saisit l'époque, il utilise avec brio les codes (ah le policier qui pige tout l'air de rien, avec ses chewing-gums aux parfums variés, sa vieille bagnole, Columbo, si tu nous entends! J'ADORE), mais l'exercice n'a rien de vain. Contrairement au "domestic noir" (qui me fait justement penser au thriller des années 50), Kenan Görgün n'est pas le jouet des représentations sociales, il les regarde en face, mi-sérieux, mi-amusé, jamais dupe.

Kenan Görgün, Oublie que je t'ai tuée, L'Atalante, Fusion, 2024.