dimanche 6 mars 2022

Semia d'Audrey Gloaguen



Présentation éditeur

À la veille de Noël, le suicide collectif dans un centre commercial d’individus apparemment étrangers les uns aux autres, voilà de quoi attirer les médias charognards. Justement, la jeune journaliste Manhattan Caplan cherche à tout prix un scoop pour sauver son boulot et conserver la garde de son fils. De la banlieue parisienne à Aokigahara, la forêt des pendus du mont Fuji, son enquête la mène sur la piste d’un réseau social et d’un logiciel révolutionnaire baptisé SEMIA (Semantic Analysis) qui dresse un portrait psychologique des utilisateurs et suscite la convoitise jusqu’au sommet de l’État.

Ce que j'en pense

Voilà une nouvelle voix à la Série Noire et bon sang, ça déménage. Pêle-mêle, en lisant Semia, j'ai pensé à Antoine Chainas, à Sébastien Raizer, à Benjamin Fogel, mais Audrey Gloaguen a une façon de tisser son récit singulière et remarquable. J'ai commencé Semia sans rien en savoir, et en deux jours, j'avais dévoré les 500 pages de ce roman noir rythmé, efficacement construit, après m'être demandé où l'autrice m'emmenait. Il y a ce que j'aime dans un roman noir : un sens évident des codes et du romanesque. Quand je l'ai eu entre les mains, j'ai lu les trois premiers chapitres, brefs, saisissants et dont l'écriture sans fioritures m'a immédiatement accrochée. Mais j'avais d'autres lectures en cours, que j'ai liquidées avant de plonger dans Semia. On retrouve des codes, des motifs, des personnages du roman noir tel qu'il s'écrit aujourd'hui. La journaliste en vrac, malade de stress, dont la vie personnelle part en cacahouète, rappelle ces enquêteurs ou ces enquêtrices (flics, journalistes, qu'importe) à la vie dévastée mais qui s'accrochent à une (ultime?) enquête. Le flic à moitié (?) psychopathe rappelle certains personnages de Chainas ou d'Ellroy (je fais avec mon encyclopédie perso, hein), abjects et fascinants, un concentré de violence et de perversité, la rédemption en moins chez Gloaguen. Lucius - qui a la beauté du diable - et Blackmailer - presque super héros avec ses presque super pouvoirs et son identité secrète - sont les figures les plus romanesques à mes yeux, sortes d'anges vengeurs non dépourvus d'ambiguïté mais qui enlèvent l'adhésion par leur loyauté et au fond, leur droiture morale, leur incorruptible quête de vérité, par une forme de panache aussi, qui procure une intense jubilation. 

Audrey Gloaguen manie à merveille le chaud et le froid, la noirceur absolue et la récompense narrative, et l'on avance dans le roman avec une fébrilité croissante. Son écriture est au cordeau, tape juste, sans épanchement, sans lourdeur, et je reste assez béate devant les chapitres "semiesques" (lisez, vous comprendrez) qui émaillent la fin du roman, ainsi que devant les chapitres 69 et 70 (même recommandation 😈). A ce stade, on pourrait croire que l'autrice cède à une facilité, non pas au sens où elle userait de ficelles éculées pour clore son récit, mais au sens où elle sacrifierait la noirceur au romanesque. Il n'en est rien. L'épilogue glace le sang et représente à lui seul, s'il était besoin, la complexité du roman, de la vision qu'il nous offre. 

Comme je le disais, j'ai aussi pensé à Sébastien Raizer et à Benjamin Fogel, deux auteurs certes différents. La manière dont Audrey Gloaguen livre une vision hallucinée et hallucinante de l'enjeu à la fois éthique et politique des nouvelles technologies, des big data qui commandent nos vies. Elle a, comme Sébastien Raizer, une façon de s'en emparer au présent (le roman se passe à fin des années 2010) pour nous livrer une vision puissante, habitée, vénéneuse de notre société, des appétits humains. Et comme Benjamin Fogel, elle nous alerte, avec toute la puissance de la fiction, sur les dérives déjà actuelles de l'utilisation à des fins parfois ouvertement malveillantes mais toujours dangereuses (euphémisme) des données que nous livrons ou que nous laissons accessibles, dépassés par les outils, inconscients de l'aliénation que nous accueillons sourire aux lèvres. 

C'est un premier roman, et pas un roman de débutant(e), un coup de maître. 


Audrey Gloaguen, Semia, Gallimard Série Noire, 2022. Sortie le 10 mars.



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