jeudi 14 juillet 2016

Dodgers de Bill Beverly


Présentation éditeur
East, quinze ans, est chef des guetteurs devant la taule, une maison où l’on vend et consomme de la dope, dans un ghetto de Los Angeles.
On ne saura jamais pourquoi ni comment, car la petite bande n’a rien vu venir, mais un jour les flics débarquent.
La taule est fermée, East doit se racheter.
En allant dans le Wisconsin éliminer un juge, témoin compromettant. Accompagné de son frère Ty, douze ans et complètement fêlé, d’un pseudo-étudiant et d’un gros plutôt futé. Sans armes, avec de faux papiers et quelques dollars en poche.
À bord du monospace bleu pouilleux qui quitte le soleil californien pour le froid des Grands Lacs, l’ambiance est de plus en plus crispée. Et, à l’arrivée, rien ne se passera comme prévu.

Ce que j’en pense
Voilà une belle surprise aux éditions du Seuil, dans la collection Seuil Policier que je ne fréquente plus tant que ça, par ailleurs. L’équipée criminelle de ces quatre gamins d’un ghetto noir de L.A. m’a d’abord plu par son absence de frénésie. Si le roman n’est pas dépourvu d’accélérations et de montées d’adrénaline, il ne maintient pas son lecteur son tension du début à la fin. Non, il y a quelque chose de contemplatif dans l’expérience vécue par East, qui sort pour la première fois de son quartier. Il y a même une certaine lenteur dans ce roman, et c’est très bien.
Ce road-trip vers une cible à abattre est à la fois un roman noir et un voyage intérieur, une sorte d’épopée qui révèle East à lui-même, loin des déterminations du ghetto. Le petit guetteur des « Boîtes » pense ainsi s’endurcir à l’épreuve de la violence et du meurtre, mais d’une certaine façon au contraire il s’attendrit : comprenez qu’il se débarrasse de certains réflexes conditionnés du ghetto, qu’il mue et se découvre autre. La plus belle partie du roman est à mon sens « Ohio » : en Perry, East, alias Antoine, trouve une sorte de père de substitution, et en gagnant sa confiance, il devient moins étranger aux yeux des blancs qui fréquentent son entreprise de « paint ball », les stigmates du ghetto et de la couleur de peau s’estompent.
Tandis que East se découvre au fil de ce road-trip vers l’est (East, est), l’auteur rappelle au lecteur à quel point l’Amérique est clivée, et met en son cœur la question des stigmates sociaux. East et ses compères attirent l’attention par leur couleur de peau, par leur origine sociale et géographique, qui est le ghetto. Tout les rend repérables et par là même suspects aux yeux des blancs, leur démarche, leur diction, leur façon de se comporter. Ils ne se fondent jamais dans le paysage, ils sont déplacés partout, dans tous les sens du terme. East va pourtant trouver une forme de place au sein d’une autre communauté de défavorisés : ceux-là ne sont pas déplacés comme lui, ils sont déclassés. Ce sont ces petits blancs de l’Ohio, dont les pères ont connu une forme de prospérité dans les industries de l’état, et qui ne sont plus rien désormais. Il y a des points communs entre les petits noirs du ghetto et les petits blancs de l’Amérique désindustrialisée, cette conscience de ne compter pour rien ou pour pas grand-chose.
Dodgers est un très beau roman noir, tragique et émouvant. Je suivrai désormais avec intérêt les parutions de Bill Beverly.

Un avis négatif : celui de Wollanup ici.


Bill Beverly, Dodgers (Dodgers), Seuil Policiers, 2016. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Samuel Todd. Publication originale : 2016. Disponible en ebook.

vendredi 8 juillet 2016

Green Room de Jeremy Saulnier



De Jeremy Saulnier j'avais vu et adoré Blue Ruin, superbe film noir et je ne voulais pas manquer Green Room, même si le mélange de fiction criminelle et d'horreur m'effrayait un peu. L'argument est simple et efficace: un jeune groupe punk se voit proposer un concert imprévu, dans un coin perdu, et juste après le show, tombe sur un cadavre dans les loges... Ils deviennent des témoins gênants à éliminer dans ce qui n'est rien d'autre qu'un repaire de skinheads (du genre franchement nazis et suprématie blanche). L'enjeu est pour les uns de les supprimer, pour les autres de sortir de ce coupe-gorge vivants. Le film mêle les codes du thriller et du survival horror, et s'il y a quelques scènes gore, elles sont brèves. Certes, ça tranche dans le vif, ça explose membres et cervelles, ça égorge un peu, ça dévore, mais rien de complaisant. En revanche, Jeremy Saulnier sait parfaitement faire monter la tension et jouer avec les nerfs du spectateur, surtout quand il ne montre rien d'horrible. 
La mise en scène est somptueuse, je n'en attendais pas moins du réalisateur qui m'avait tant séduite avec Blue Ruin : au coeur même de l'horreur il ménage des plans, des ralentissements, c'est d'une grande beauté. 
Pourtant, le film n'est pas un coup de coeur comme l'avait été Blue Ruin : je crois qu'à mes yeux, il manque un peu de chair (suis-je drôle) à ce film et surtout à ses personnages. Le début met bien en place le groupe et ses membres, la galère et les joies d'un groupe confidentiel, mais au final, nul n'acquiert vraiment de profondeur, comme si Jeremy Saulnier s'était attaché d'abord à un exercice de style (réussi), sans prendre le temps de développer les personnages. Peut-être n'est-ce pas le but, d'ailleurs, et il est possible que j'attende quelque chose qui n'existe pas dans le survival (genre que je fréquente peu, ça me fiche les jetons). Mais cela m'a manqué, car je n'ai pas réussi à m'attacher aux personnages. Je dois cependant signaler la performance de Macon Blair, alias Gabe, le seul à sauver parmi les affreux. C'est l'acteur de Blue Ruin, le précieux allié de Jeremy Saulnier, et ce type sait faire exister un personnage d'un regard, d'un geste. N'allez pas croire que les autres jouent mal: non, ils sont très bons, mais je n'ai pas eu l'impression d'avoir eu affaire à des êtres, juste à des actants dans un survival. 
Au final, Green Room mérite d'être vu, notamment par ceux qui aiment ce type de film: ils verront ici un joli travail, qui se passe fort bien d'un budget pharaonique et d'une bande originale qui scie les nerfs. Les amateurs de noir ou de thriller resteront peut-être un peu sur leur faim, après Blue Ruin. Quant à moi, j'attends déjà le prochain film du réalisateur. 

Jeremy Saulnier, Green Room, USA, Broad Green Pictures, Film Science, 2016, 95 minutes. 

mercredi 6 juillet 2016

Tout ce qu'on ne s'est jamais dit de Celeste Ng


Présentation éditeur
Lydia Lee, seize ans, est morte. Mais sa famille l’ignore encore…
Sa mère, Marylin, femme au foyer, rêve que sa fille fasse les études de médecine qu’elle n’a pas pu accomplir. Son père, James, professeur d’université d’origine chinoise, a tant souffert de sa différence qu’il a hâte de la retrouver parfaitement intégrée sur le campus.
Mais le corps de Lydia gît au fond d’un lac.
Accident, meurtre ou suicide ? Lorsque l’adolescente est retrouvée, la famille Lee, en apparence si soudée, va devoir affronter ses secrets les mieux gardés. Des secrets si longtemps enfouis qu’au fil du temps ils ont imperceptiblement éloigné ses membres, creusant des failles qui ne pourront sans doute jamais être comblées.

Ce que j’en pense
A mon sens, ce roman noir se rattache à la veine souvent signalée dans les médias britanniques du « domestic suspense » : ces romans, souvent écrits par des femmes, trouvent plutôt un public féminin (bien qu’aucune étude de réception n’ait été menée, à vrai dire), et explorent à travers une intrigue criminelle les méandres de la vie familiale et conjugale, les affres du couple et autres aspects de la psyché humaine au sein du microcosme qu’est la famille. Ces lectures en vogue ne sont pas forcément ce que je préfère, mais j’admets que ce sont souvent des mécaniques romanesques bien huilées, qui disent probablement des choses des angoisses de nos sociétés occidentales.
Et pourtant… Ce roman ne prend pas des allures de suspense, de thriller. Certains pourraient discuter son rattachement à la catégorie du polar, même s’il y a une adolescente morte, des enquêteurs et une famille qui veut découvrir la vérité. C’est en revanche un pur roman noir. Le drame que vit cette famille vers la fin des années 1970, c’est celui d’une Amérique corsetée dans son idéal blanc et masculin ; c’est le drame d’une mère et d’une épouse qui avait rêvé d’une autre vie ; c’est celui d’un père brillant mais sans cesse renvoyé à ses origines asiatiques ; c’est celui de trois enfants qui héritent des fardeaux de leurs parents et qui tentent d’exister envers et contre tout, sans toujours y parvenir. Sous les dehors d’un domestic suspense banal, Celeste Ng propose un portait en noir d’une Amérique qui refuse de reconnaître la place des femmes, qui refuse d’admettre qu’elle n’est pas WASP, qui méconnaît la différence sexuelle. Tous ces blocages prennent le visage d’être profondément aliénés, assujettis à une norme sociale qui les étouffe, les empêche de vivre.
C’est ainsi que Tout ce qu’on ne s’est jamais dit est un roman noir passionnant et tragique, traversé de personnages forts, pas toujours aimables.
Encore une belle découverte de Sonatine…


Celeste Ng, Tout ce qu’on ne s’est jamais dit (Everything I Never Told You), Sonatine, 2016. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Fabrice Pointeau. Publication originale : 2014. Disponible en ebook.

lundi 4 juillet 2016

Cry Father de Benjamin Whitmer


Présentation éditeur
Depuis qu’il a perdu son fils, Patterson Wells parcourt les zones sinistrées de l’Amérique pour en déblayer les décombres. Le reste du temps, il se réfugie dans sa cabane perdue près de Denver. Là, il boit et tente d’oublier le poids des souvenirs ou la bagarre de la veille dans un bar. Mais ses rêves de sérénité vont se volatiliser lorsqu’il fera la rencontre du fils de son meilleur ami, Junior, un dealer avec un penchant certain pour la bagarre. Les deux hommes vont se prendre d’amitié l’un pour l’autre et être peu à peu entraînés dans une spirale de violence.

Ce que j’en pense
Attention splendeur, diamant noir, joyau ! S’embarquer dans Cry Father c’est se laisser porter par la noirceur absolue mais aussi par l’humanité dans ce qu’elle a de plus déchirant. Benjamin Whitmer pourrait nous faire détester ses personnages, tous empruntent les voies de la destruction et de l’auto-destruction avec une telle constance… Et pourtant, de Patterson, englué dans sa douleur de père privé de la chair de sa chair, à Junior, démon à la gueule d’ange et de pirate tout à la fois, en passant par Henry, père et mari violent mais aussi vieil homme touchant, tous sont bouleversants, tous sont des hommes que leurs failles et leurs douleurs façonnent tout en les menant au pire… Il y a ce cahier que Patterson noircit en s’adressant à son fils, qui nous livre des bribes de son passé, dessinant au fil des chapitres une vie de douleur et d’errance.
D’un côté, le roman livre ce portrait d’une Amérique rurale, white trash, avec des personnages qui représentent une frange de la société souvent négligée : les petits blancs des classes populaires, que la crise économique, l’abandon social et culturel a parfois relégué au stade d’une sorte de quart-monde vivotant dans un dénuement étonnant, basculant plus souvent qu’à son tour dans la violence et la criminalité. Benjamin Whitmer est un très grand portraitiste de ces êtres bradassés par la vie. On comprend pourquoi il est publié en France chez Gallmeister.
D’un autre côté, Cry Father, comme l’indique son titre, est un roman bouleversant sur la paternité : ce qu’est être père, ce qu’est être fils. Junior est un être ambigu et inquiétant, capable d’une violence froide et sans émotion, mais il est aussi un père éperdu d’amour et condamné à rester en retrait de la vie de son enfant, tout comme il est le fils d’un homme qu’il hait et qui a massacré son innocence. Patterson est un père à qui la vie a retiré le bonheur de voir grandir son enfant, et qui ne peut en faire le deuil. La beauté du roman est de nous montrer deux pères/fils dévastés, qui en retour dévastent tout ce qu’ils approchent, s’enfoncent dans un abime de violence, fracassant tout ce qui pourrait ressembler à de l’amour.
La force de Benjamin Whitmer est de secouer son lecteur, de lui faire éprouver des émotions très fortes, sans jamais avoir recours au pathos, en maintenant la ligne d’une écriture sobre et sèche, sans fioritures.
Cry Father n’est pas une lecture divertissante, c’est un roman qui nous ramène à des choses puissantes et fortes, qui ne craint pas de nous laisser dans un état intermédiaire entre l’effarement et l’éblouissement.
Bref, Benjamin Whitmer est un grand écrivain.


Benjamin Whitmer, Cry Father, Gallmeister/ Néonoir, 2016. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jacques Mailhos. Publication originale : 2015. Disponible en ebook.